LUMIÈRES (PHILOSOPHIE DES)

LUMIÈRES (PHILOSOPHIE DES)
LUMIÈRES (PHILOSOPHIE DES)

En son acception la plus large, dans l’Occident chrétien, la lumière naturelle se distingue de la lumière surnaturelle comme la théologie naturelle de la théologie révélée: ainsi, Descartes n’entend point parler des choses qui appartiennent à la foi, «mais seulement de celles qui regardent les vérités spéculatives et connues par l’aide de la seule lumière naturelle»; elle ne se confond pas avec l’inclination qui, pour notre nature, nous «porte à croire», elle nous fait «connaître», parfois avec évidence. «Se distingue», avons-nous écrit, non «s’oppose», car l’opposition n’apparaît que lorsque la raison se déclare incompatible avec la foi, mais même alors le lumen naturale a sa source dans le surnaturale . La philosophie des Lumières, si elle peut prendre toutes les formes et aborder toutes les disciplines, n’en conserve pas moins, par la lumière naturelle, une portée religieuse et morale, fût-ce sous les aspects les plus laïques. Mais pourquoi le pluriel: les Lumières? L’expression «avoir des lumières» l’a-t-elle inspiré? Il signifierait le refus des systèmes en quête de la vérité et, au contraire, le souci des vérités observables ou historiques. Il est plus simple et plus prudent d’expliquer ce pluriel par l’ensemble des philosophes des Lumières.

Il entre beaucoup de conventions et d’habitudes universitaires dans notre manière de voir cette philosophie: dès que l’on veut la définir, la dater, la situer, les embarras commencent. Se contentera-t-on de la définir par l’exigence de la réflexion personnelle, contre la soumission aveugle ou infantile à l’autorité – le sapere aude de Kant? Elle serait de tous les temps et de tous les pays. La fera-t-on naître en Angleterre vers 1685? L’Allemagne la rattacherait à Luther. On en vient presque à douter de son existence. Pourtant, elle existe! Qui contesterait, devant les palais, l’ameublement, le costume, les transports, la réalité d’un style XVIIIe siècle? Un antiquaire ne s’y trompe pas. Cette unité (ou parenté) de style est, il est vrai, prélevée sur une élite; on l’invente; elle rejette dans l’ombre le quotidien, le marginal, les folklores. De même pour la philosophie des Lumières. Elle est une quand on la réduit à quelques noms et, surtout, aux grandes généralités sur la raison, les passions, la nature, l’expérience, le bon (ou le mauvais) sauvage, le despote éclairé, l’éducation, la tolérance, l’utopie, le progrès, la liberté, etc. Elle change selon les nations, en fonction de leurs pratiques religieuses; et elle y apparaît, disons entre 1685 et 1815, à différentes dates: plus modérée en Angleterre qu’en Écosse à peine pacifiée (1707), anticléricale en France, empreinte de religiosité en Allemagne, érasmienne en Hollande, trop censurée en Italie, puritaine dans les nouveaux États-Unis, en visite à la cour de Catherine II... Prenons ici le point de vue qui, pour la France, s’impose.

1. Une philosophie laïque

En se déterminant par la lumière naturelle, la philosophie des Lumières se veut en France – Descartes l’annonçait – essentiellement laïque. Elle refuse d’être la servante de la théologie (à laquelle elle associe la scolastique). Non qu’elle l’oublie ou l’ignore: les luttes religieuses de l’époque l’en empêcheraient – et ne négligeons pas l’enseignement dont les philosophes restaient instruits. Voltaire ne cesse de recourir à l’Ancien Testament; le Sacré Collège de la Sorbonne condamne l’Émile pour sa religion naturelle; d’Holbach consacre la moitié de son Système de la nature à la démonstration (croit-il) de l’inexistence de Dieu; quant à Diderot, son athéisme ne le retient pas de placer au plus haut la Théodicée; etc. Mais, enfin, si l’on invoque la Bible ou saint Augustin, ce n’est plus à la manière de Malebranche; c’est, au contraire, pour lutter contre la «superstition», qui, maîtresse d’erreur comme chez Descartes la prévention, pervertit par des fables la vérité du religieux (la plupart de nos penseurs sont déistes), et contre la Religion, toujours prête à l’intolérance, qui est, humainement et politiquement, inadmissible (la révocation de l’édit de Nantes et ses conséquences importent beaucoup pour comprendre l’Europe des Lumières). Les circonstances propres à la France – sa centralisation, son catholicisme d’État, son intolérance de Contre-Réforme – ont fait, dans ce pays, de la philosophie une philosophie anticléricale.

2. Le rejet de la métaphysique

La deuxième caractéristique de la philosophie des Lumières est le refus de la métaphysique dogmatique et constructiviste du XVIIe siècle. Cette métaphysique voulait être la recherche de l’absolu; elle se flattait de parvenir à la science des substances et des causes en elles-mêmes; et cela impliquait – encore Descartes! – qu’entre les idées immanentes à notre pensée certaines ne fussent ni adventices ni factices – subjectives comme nos sensations et nos chimères –, mais innées, garanties par la véracité divine. Or, tandis que Bayle travaillait à son Dictionnaire historique et critique (t. I, 1695), où la confrontation des polémiques apprenait à «bien douter» des doctrines théologiennes et métaphysiques, Locke venait de publier (1690) son Essai sur l’entendement humain , qui ruine l’innéisme des idées. La métaphysique s’effondre. Elle ne peut plus être garantie par la véracité divine. L’idée n’est authentifiée que dans et par l’expérience: sa genèse, son histoire. Elle est relative à nos sens. La morale d’un aveugle né ne saurait être celle d’un clairvoyant. On a beau lire Malebranche, Fénelon – dont Marie-Joseph Chénier, après la prise de la Bastille, devait faire, sur scène, un héros révolutionnaire –, Spinoza, Berkeley (que Diderot juge irréfutable et ridicule), on ne s’en réclame jamais, ou presque jamais, ouvertement. Voltaire compose un Traité de métaphysique (qu’il ne publie pas); Mme du Châtelet, Condillac, Diderot pour les besoins de l’Encyclopédie et d’autres exposent les «systèmes», mais c’est pour «présenter des doutes» et déconsidérer la prétention d’écrire des «systèmes». De plus en plus, on aperçoit, avec l’effondrement de la métaphysique, que – selon le vocabulaire kantien – s’il est aisé de penser des entités suprasensibles – substance, cause, âme, Dieu, etc. –, il nous est impossible de les connaître comme l’on connaît dans les sciences. La sensibilité est l’origine de notre connaissance: l’entendement (understanding, Verstand ), mot clé du XVIIIe siècle (que l’idéalisme allemand honnira), désigne notre faculté de connaître. La raison est la faculté de penser. La philosophie des Lumières est et veut être, du point de vue théorétique, une philosophie de l’entendement.

3. Le monde

Que reste-t-il à cette philosophie, une fois séparée de la théologie et de la métaphysique? Le monde et l’homme.

Le monde venait de changer ou, plutôt, en France, il était en train de changer, car il a fallu presque un demi-siècle – et l’action décisive des Lettres philosophiques (dites encore anglaises ) de Voltaire (1734) – pour que l’enseignement des Philosophiae naturalis principia mathematica (1687) de Newton traversât la Manche. Le monde newtonien remplace celui de Descartes. Comment? On se rappellera que, si le mécanisme cartésien s’inspire des mathématiques, c’est pour en retenir avant tout l’ordre des raisons; ces raisons sont des intuitions, et, pour préciser, des intuitions d’essences (étendue, mouvement, figures géométriques). Le maître anglais retient avant tout la mesure ; or, la mesure n’apprend rien sur l’essence du mesuré; elle s’intéresse aux rapports et non aux choses; c’est pourquoi elle détourne des hypothèses autres que de calculs: hypotheses non fingo . Newton ne fera donc pas d’hypothèse sur le référent de la lettre f qu’il utilise dans ses équations, surtout quand cette lettre f se traduit par «force d’attraction», force inintelligible – bien qu’exigée par les mesures –, parce qu’elle n’agit qu’à distance, et non plus, comme chez Descartes, par chocs, par impulsions, à quoi nous a familiarisés l’action quotidienne ou artisanale. Newton observe, mesure, combine, constate – et se tait. Moins réservé, moins savant, Coste, son traducteur, avance l’hypothèse que l’attraction est, par nature, une nouvelle force, différente de la force de percussion. Le monde cartésien avait pour principes en premier lieu l’homogénéité de la matière, dont témoignait, en intuition, l’homogénéité de l’étendue, son essence; en second lieu l’unicité de la force de percussion. L’intervention d’une deuxième force, l’attraction, ruine l’édifice. Et pourquoi s’arrêter à deux forces? On lit toujours le De magnete de Gilbert (1600). Un organisme se construit-il comme un automate? On recourt d’autant mieux aux puissances de l’animisme et du vitalisme qu’en mécanique on ne peut plus se contenter, avec Descartes, du mouvement local et que la considération des vecteurs invite à l’idée du mouvement-processus, le dynamique prolongeant le simple mécanique. Ce n’est pas tout. Pourquoi la pensée elle-même n’aurait-elle pas sa propre force? Et l’électricité, qu’on étudie de mieux en mieux, ne serait-elle pas le fond de la matière? Aussi le matérialisme de Sade fait-il périr Justine (ou la vertu) par la foudre. À chaque force, on l’aura remarqué, s’attache une matière différente. Aux deux principes qui commandent le monde cartésien, le XVIIIe siècle substitue les principes contraires: premièrement l’hétérogénéité de la matière (sur laquelle s’appuie le chimiste), deuxièmement la multiplicité des forces.

Méthodes

À ce bouleversement correspond une interrogation sur la méthode. Devant tant de diversité, on n’ose plus adopter les mathématiques pour unique modèle de la science. Déjà Bayle, dans le Prospectus de son Dictionnaire , avait proclamé les droits de la certitude historique – et Newton ceux de la certitude expérimentale – qui porte sur des objets réels, concrets, contre l’évidence cartésienne, qui ne porte que sur des idéalités et des abstractions. On se défie du mos geometricus spinoziste. Maupertuis, pourtant géomètre, prévient: «Gardons-nous de croire qu’en y [à la philosophie spéculative] employant la même méthode ou les mêmes mots qu’aux sciences mathématiques on y parvienne à la même certitude. Cette certitude n’est attachée qu’à la simplicité des objets que le géomètre considère, qu’à des objets dans lesquels il n’entre que ce qu’il a voulu y supposer...» S’agit-il du monde physique? Par un retour inaperçu à Aristote, il se scinde en céleste et en sublunaire. En astronomie, les étoiles et les planètes peuvent passer, à cause de leur éloignement, pour des points et leurs trajectoires pour des courbes géométriques, en sorte que la mécanique céleste de Newton représente la réussite par excellence de la mathématique et, sans doute, fût-il provisoirement irréalisable, l’idéal de toute science: la chimie ne mérite toujours pas pour Kant, en 1786, le titre de science (en gros, à la date où Lavoisier commence à lui assurer le droit à ce titre). Mais, dans le monde sublunaire, tout devient trop complexe et l’on ne sait comment déduire des idéalités mathématiques l’expérience. Aussi convient-il d’observer , de décrire et de classer. Les mathématiques ont beau progresser (en analyse et dans le calcul des probabilités), on émet des réserves sur leur avenir. Leur règne est fini, lance Buffon. Diderot le répète dans ses Pensées sur l’interprétation de la nature (1754): les mathématiques transcendantes sont «une espèce de métaphysique générale où les corps sont dépouillés de leurs qualités individuelles»; il reste «à faire un grand ouvrage qu’on pourrait appeler l’Application de l’expérience à la géométrie , ou Traité de l’aberration des mesures » (§2). Et, plus loin (§4): «J’oserais presque assurer qu’avant qu’il soit cent ans on ne comptera pas trois grands géomètres en Europe. Cette science s’arrêtera tout court, où l’auront laissée les Bernoulli, les Euler, les Maupertuis, les Clairaut, les Fontaine et les d’Alembert. Ils auront posé les colonnes d’Hercule.» On dira: ce n’est qu’un «philosophe» qui se trompe! Mais Monge écrit à d’Alembert, en 1781, qu’en regard des richesses amassées en physique et en chimie «il n’est pas impossible que les places de géométrie dans les Académies ne deviennent un jour ce que sont actuellement les chaires d’arabe dans les universités».

Mesures et observations

On est déconcerté devant de telles prévisions. Qu’on ne s’y trompe pas. Rien n’est simple. Buffon tâche d’apprécier au toucher les échauffements, alors que la thermométrie se développe; il a tort de ne pas mesurer les angles des cristaux – laissant ainsi à Romé de Lisle l’honneur de fonder (1783) la cristallographie –, mais, pour estimer les âges de la Terre, il invente (1778) une méthode de calcul qui se donne pour base la durée de sédimentation. De l’électroaéromètre de Leroy et d’Arcy (1749) à la balance électrique de Coulomb (1785), on mesure ce que l’on peut en électricité et en magnétisme. Lavoisier apparaît. Les instruments se perfectionnent. Bref, les mathématiques sont loin de perdre leur prestige: bien mieux, c’est au spectacle de leur développement que l’on doit, dès la fin du XVIIe siècle, l’idée de progrès rationnel , vérifiable. Seulement, le progrès ne permettait pas encore de mathématiser les sciences naissantes ni, surtout, les sciences de la nature; et, comme on avait toujours peur de retomber dans la métaphysique ou dans les «romans de physique» à la Descartes, mieux valait faire provision d’observations. On avait renoncé à déduire le monde. À l’ordre des raisons on était souvent amené à préférer l’ordre par classements – classements naturels, quand on réussissait à distinguer parmi les caractères d’une espèce le caractère dominant qui entraînait ou conditionnait les autres (en botanique, avec Antoine-Laurent de Jussieu et son Genera Plantorum , 1789), artificiels, par exemple alphabétiques, quand ils avaient pour principe notre commodité. Le XVIIIe siècle n’a certes pas inventé l’Encyclopédie, mais il la réalise avec un tel succès qu’il peut en prendre le nom. Nous n’avons pas trahi la philosophie des Lumières en évoquant quelques événements de l’histoire des sciences. Elle était encyclopédiste.

4. L’homme

L’homme naturel

L’autre objet de la philosophie des Lumières était l’homme. Où le classer? La religion le place au-dessus de tous les autres animaux. Mais il a un corps animal. Alors le sceptique hésite: depuis le Journal des sçavans (1665) jusqu’à Telliamed (1748) et à J.-B. Robinet (1768), on lui répète qu’il a existé, qu’il existe des hommes-sirènes; et comment n’être pas troublé par l’existence de l’orang-outang? On croirait «le premier des singes ou le dernier des hommes», observe Buffon; Maupertuis s’interroge, Rousseau n’ose trancher comme l’avait fait La Mettrie en affirmant le singe humanisable. On compare les races humaines; on y trouve des gradations, innées ou acquises (par les climats, etc.). En une perspective différente, Diderot réfléchit Sur les femmes à partir de leur physiologie: «Jamais un homme ne s’est assis à Delphes sur le sacré trépied...» De plus en plus, le XVIIIe nous insère dans la chaîne des êtres par notre corps; de plus en plus, il fait de nous des produits – voire des médiums – de la nature, d’où fuse parfois le génie.

Par axiome (le complexe implique le simple) et par méthode (analytique), la philosophie des Lumières se donne un modèle théorique de l’homme seul, «tel qu’il a dû sortir des mains de la nature». Ce serait n’importe lequel d’entre nous si l’on nous dépouillait de tout notre acquis social. Vaine image? Non. N’est pas vaine – on le supposait – la sensation , isolément inobservable, mais exigée par l’analyse de la perception . Représentons cet homme naturel. Il n’acquiert que le peu d’idées de son peu de besoins: nourriture, femelle, repos. Il ne s’exprime que par cris et gestes. Il ignore la propriété. Il ne travaille pas, cueillette, chasse, même fatigantes, n’étant pas un travail. Pas de passions morales. Etc. On peut sourire de ces «origines». Heureusement, la synthèse doit vérifier l’analyse; la négation de l’innéité des idées appelle, en retour, la genèse des facultés humaines. Cette fois, on observera. Ce sera un des grands mérites de Locke que d’avoir invité à observer l’enfant. À défaut d’hommes naturels, on se renseignera sur les «sauvages». On s’inspirera de l’histoire. Cela entraîne – autres gains du XVIIIe –: en premier lieu, la naissance de l’anthropologie (avec Rousseau, selon Claude Lévi-Strauss); en deuxième lieu, le développement de l’histoire, particulièrement l’histoire des idées (que de tableaux des progrès de l’esprit humain!); enfin en troisième lieu, l’obsession de la pédagogie, et l’on rencontre ici au moins deux chefs-d’œuvre, l’œuvre d’Helvetius, d’un génétisme radical, ne rattachant la perfectibilité qu’à l’habitude, et l’Émile , où la perfectibilité est innée, comme l’«instinct divin» de la conscience morale.

L’homme social

L’homme ne s’accomplit qu’avec la société; elle multiplie les besoins et, par là, élève le langage: la Raison, dira-t-on bientôt, est la fille de la Cité! Tant que suffisent les prodigalités de la nature, qui se répète, rien ne change. Mais, du primitivisme à l’urbanisme, la propriété s’instaure, les pouvoirs se réorganisent, les inégalités s’aggravent, les richesses s’accumulent; on commerce, on navigue, on conquiert de plus en plus loin. Dans une civilisation encore agricole, l’industrialisation commence à faire parler d’elle. Tout s’inquiète devant le progrès des lettres et des arts. Est-il dommageable à notre tranquillité et à notre équilibre moral? Construit-il un monde meilleur? L’inné et l’acquis sont en cause et ils se tiennent. Rejetons les idées innées: ce n’est pas nécessairement contester l’innéisme des tendances fondamentales, besoins, instincts, sentiments moraux – la pitié, par exemple – ou esthétiques. La philosophie des Lumières oscille entre le rêve d’un retour à la nature (et au naturel) et le projet de sa domination: d’un côté, le frugal, le loisir, le bon sauvage; de l’autre, le luxe, l’effort, le colonisé (et Voltaire finance la traite des nègres). Pour tous, le but est le bonheur à retrouver ou à trouver. Pour la plupart, la liberté: par droit naturel ou par droit positif? Le progrès entraîne une organisation sociale toujours plus complexe: les philosophes s’interrogent donc sur l’origine du pouvoir et sur les formes de constitutions civiles. Cela donne deux chefs-d’œuvre: L’Esprit des lois, Le Contrat social . Au droit divin succède le droit naturel, source de tout pouvoir, principe des constitutions: il conduit à la tolérance, il exprime la liberté. Sans lui, pas de proclamation des Droits de l’homme et du citoyen. Pour changer les constitutions (contre l’absolutisme et le féodalisme), certains – Helvétius, Turgot et d’autres – comptent sur la propagation des Lumières: le despote «éclairé» ou les citoyens éclairés par un enseignement qui délivre des superstitions ses élèves, futurs chefs de l’État et de ses grands services. La révolution l’emporta.

L’utile

Si l’utile circonscrit tout (affirme Diderot), on le trouve aussi bien dans les sciences naturelles que dans les sciences morales – et dans la philosophie elle-même. Par la physique, on se rend maître et possesseur de la nature; en droit, en politique, en morale, on travaille au bien général. L’art, en imitant la nature, en fait sentir les harmonies jusqu’aux liaisons insensibles qui gouvernent un organisme et le lient aux climats, aux professions, aux convenances sociales (c’est l’esthétique du bossu); il n’oublie pas, devant l’arbre de la forêt, de pressentir le mât; devant les entrailles de la terre, le métal dont on tirera les machines; devant le rocher, la pierre des palais et des temples; devant les passions énormes et barbares, la force brute du génie. De l’ensoleillement des idées claires à la nuit de l’inconscient qu’elle appelle Nature, du mondain au sauvage, de l’homme bon et sensible au cruel – de Rousseau à Sade –, la philosophie des Lumières, parce qu’elle se veut pratique et non spéculative, cherche partout l’utile, manifeste ou secret, artisanal ou organique: elle se veut utilitaire.

5. Un style

La philosophie des Lumières est aussi un style neuf, parfois un des plus grands de la langue française. Certes, on avait Descartes et, franchissant le seuil du XVIIIe siècle, Malebranche, Fontenelle, Fénelon. Le nouveau, c’est d’abord que le «philosophe» traduit sa pensée non seulement par lettres ou dialogues, mais encore par poèmes, romans, théâtre; c’est, ensuite, un style qui se caractérise, dans la lignée de Fontenelle, par la clarté logique, la vivacité de la conversation, l’esprit de finesse et, sur l’autre versant du siècle, dans la lignée de Fénelon, par la majesté de la vie et du sentiment; c’est enfin que les plus grands écrivains, quelle que soit leur diversité, ont tous été du côté des Lumières: Voltaire, Montesquieu, Diderot, Rousseau. Cela ne veut pas dire que, de ce côté, on ne rencontre que de grands écrivains: il en est d’à peu près ou de simplement corrects – La Mettrie, Maupertuis, Helvétius; il y en a de lourds, tel Holbach. Cela veut dire qu’on ne trouve aucun grand du côté des anti-Lumières. Il a suffi d’une pléiade d’écrivains-philosophes exceptionnels pour exprimer leur temps et en faire un «siècle» – le siècle, justement, de la philosophie des Lumières.

À s’en tenir à sa surface – et à son apogée –, cette philosophie apparaît en France comme une vague d’autant plus dangereuse en ses conséquences qu’elle est une vague des profondeurs, qui se développe entre 1745 et 1785; le fait d’une coterie parisienne, que les pouvoirs publics, la religion, les anti-Lumières de toutes sortes ne parviennent pas à contenir.

Son action est énorme. Elle s’appuie sur le talent, souvent le génie. Elle mobilise par l’opportunité de ses propos. Elle profite de l’entraide (internationale) de la république des lettres. Elle se renforce des faiblesses de l’absolutisme devant les privilèges féodaux, d’une Église qui continue ses procès de sorcellerie et d’une agriculture défaillante (ce qu’il y a en Europe de plus universel que la langue française, c’est la famine).

Son influence sur la politique des institutions et des affaires semble d’abord à peu près inexistante: tout au plus peut-elle gagner – Voltaire l’a bien vu – quelques causes d’avocat. Sa meilleure chance, Turgot, a échoué. En revanche, elle l’emporte dans les théories politiques de l’intelligentsia.

Elle n’a pas fait la Révolution, elle en a mûri les discours. Parmi les derniers écrivains des Lumières de quelque valeur – cependant, au courant du siècle, on n’avait oublié ni le curé Meslier, ni le mystérieux Morelly dont le Code de la nature est de 1755 –, seuls l’abbé de Mably (1707-1785), frère de Condillac, et Condorcet (1743-1794) ont souhaité une révolution, mais différente de celle qui a eu lieu.

La philosophie des Lumières n’en a pas moins ému l’Europe: par son espoir dans le progrès grâce à la science, par ses idéaux d’égalité, de liberté, elle est devenue, elle est encore en partie – pour combien de temps? – la plus universelle sur la planète.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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